Les Pieds retournés

La mention et la description de personnages aux pieds retournés appartiennent en principe au légendaire et à l’imaginaire collectifs, nourris de mythes archaïques en constant « recyclage » ; et au monde fourmillant des blagues intemporelles qui bouillonnent dans la marmite des cultures populaires ; pour le sujet qui nous intéresse, même le folklore « trouffion » s’y met, avec le « soldat qui quitte la caserne à reculons pour faire croire qu’il rentre » (motif de punition).

  • Dans les pages de « Lanfeust-Mag » (N°51 de février 2003), Richard D.Nolane consacre une partie de sa rubrique « Ici l’Ombre » (Petites Nouvelles du Grand Etrange) à la « Cipagua », personnage fantastique qui hante des forêts de la République Dominicaine ; elle apparaît sous les traits d’une grande et belle femme qui enlève les hommes, quelquefois après avoir tué leurs épouses, et ne les laisse repartir qu’au matin, épuisés, après avoir assouvi ses énormes besoins sexuels ; et…elle a les pieds à l’envers, pour tromper ceux qui essaieraient de suivre les traces de ses pas sur le sol.
  • Dans le légendaire du pays Civraisien (Sud du Dpt de la Vienne), le bandit Jules Mignon, bien repéré historiquement puisqu’il fut envoyé au bagne à Nouméa en 1869, « bénéficiait » déjà dans la presse, contemporaine de ses « exploits », de l’attribution des rumeurs « flottantes » propres aux grands malfaiteurs, de Robin des Bois à Jacques Mesrine ; c’est ainsi que – disait-on – il faisait ferrer son cheval à l’envers, pour détourner l’attention des gendarmes, qui le suivaient ainsi où il n’était pas.

La littérature a depuis longtemps consigné des faits relevant de ce mythe qui reste un intéressant territoire poétique :

  • «  Et pour la raison que les chevaux ne pouvaient s’élancer à cause de l’effroi que leur procuraient les machines, il donna ordre à tout son monde de tourner les croupes de tous les chevaux en sens adverse de l’ennemi. Et quand ils furent dans l’ennemi, reculant ainsi, le combat se présenta de front, et ils avancèrent en tuant à droite et à gauche ; et ainsi ils amenèrent l’ennemi à sa destruction. »
    in : « Des belles vaillances » de Ricard Loghercio d’Ille (« Le Novellino« – XIIIè siècle).
  • «  L’homme aux pied retournés » est un monologue de Charles Cros (1880), qui a donné le titre d’un recueil publié aux éditions « La Bougie du Sapeur » en 1988.
  • « Durant cette période, la gendarmerie est débordée par les plaintes déposées pour vol de moutons. Les bandits n’hésitent pas à pénétrer dans les concessions en pleine nuit, un coupe-coupe à la main. Ils font sortir le premier mâle, chef du troupeau, et toutes les femelles suivent docilement, en silence. Sinon, ils leur plantent une aiguille dans la langue pour les empêcher de bêler. Les plus rusés portent leurs chaussures à l’envers. Les traces de pas qui seront découvertes au matin dans le sable indiqueront la direction opposée de celle effectivement empruntée par les voleurs. »
    in « Femme blanche, Afrique noire » de Marielle Trolet Ndiaye (Grasset, 2005).
  • Dans le très beau dessin animé de Bernard Palacios, « Haut Pays des Neiges » (1989), la petite dame Yéti vient à la cabane du géomètre en marchant à reculons dans la neige, et elle repart rapidement de l’autre côté en sautant sur les cailloux ; ses poursuivants (Chinois) n’auront que ses traces trompeuses qui semblent s’éloigner de la cabane.
  • Dans un autre film d’animation, « Village of Idiots » (ONF, 2000), réalisé à partir d’un conte Yiddish, le personnage, Shmendrick, habitant de Chelm, part un jour de son village pour découvrir le monde ; il s’arrête et s’endort au pied d’un arbre, après avoir ôté ses chaussures et les avoir posées dans le sens de sa marche ; un plaisantin passe et les change de sens pendant son sommeil ; Shmendrick repart et arrive à son village qu’il prend pour un autre qui lui ressemble.

La diversité des mentions est révélatrice de l’épaisseur culturelle de ce thème de référence, qui déclenche des arborescences multiples sur les terrains philosophique et socio-politique.
Tromperie ? Ambiguïté ? Mystification ? Retournement de veste ?… Récession, ou marche en avant ? Peut-être les deux mon capitaine, comme certains masques des rituels africains qui portent un visage à l’avant et un à l’arrière ; à l’instar des statues de Janus aux carrefours des voies romaines ; la vie…la mort.

L’Ethno-rigolo
2010

Illustration : « Rêve du voleur », spectacle du Centre Culturel La Marchoise, 2005.